Les Utopies Rouges, 2019 – Ce fut l’espoir d’un Russe romantique, Claire Laude

 

Les Utopies Rouges sont un ensemble de trois livres faisant dialoguer les photographies et textes d’une dizaine d’auteurs et photographes européens autour de la thématique des utopies politiques en Europe suite à la chute de l’URSS.
Chaque livre explore le sujet sous un angle particulier: la mémoire, les espaces et le peuple.

Les extraits du texte ci-dessous appartiennent au texte du Volume II – La Réconciliation des Espaces

 

 

« En premier,

Pour être honnête, j’ai trouvé assez difficile

Il y a plusieurs années déjà

De porter

Ce jugement impitoyable…

Königsberg est morte.

Un constat pour moi douloureux.

Maintenant, je suis encore de cet avis

Königsberg est morte

Même si, après la chute du Mur, 

Malgré ce destin inconstant et meurtrier,

J’avais cet espoir que Königsberg survivrait, 

A la fois dans l’indicible 

Et à travers l’architecture douloureuse de la ruine. »

 

Ce sont les mots prononcés par Wladimir Gilmanow, docteur en philologie et professeur à l’université fédérale balte Immanuel Kant, au cours d’un entretien réalisé lors de ma première résidence d’artiste à Kaliningrad en septembre 2016. Protagoniste dans le film « Königsberg is dead » , son charisme, ses mots, sa gestuelle – il parlait en marchant de vérité originelle, de nostalgie russe « Russische Sehnsucht », de liens, de nœuds entre plusieurs cultures – m’avaient alors poussé à le rencontrer et le questionner sur ce qu’on appelle le mythe de Kaliningrad.

Cet entretien, devenu monologue, sera présenté sous une forme remaniée croisant extraits choisis et réflexions autour de la notion de mythe. Quel est le mythe de la ville de Kaliningrad/Königsberg ? Comment a-t-il évolué au travers de l’histoire de la ville ? Les représentations se basent sur deux cultures et histoires en parallèle, allemande et russe. L’image d’une ville disparue – Königsberg – influence la perception de la ville actuelle – Kaliningrad –, entre nostalgie d’un passé qui paradoxalement n’a pas été vécu, et d’un autre, soviétique, qui a été idéalisé. Peut-on alors aborder les notions de patrimoine, de conservation, pour une ville dont une partie de l’histoire est basée sur une ambivalence et deux imaginaires collectifs et contradictoires ? 

 

« C’était très romantique.

Et j’ai beaucoup écrit alors, [après la chute du Rideau de Fer]

Dans cette atmosphère euphorique,

Que [chez nous], Königsberg…

Tout est romantique (…)

La ruine est le symbole le plus important du romantisme,

La ruine signifie espoir,

La ruine est une réminiscence, 

Qui peut aussi se reconstruire dans son intégrité. »

Kaliningrad désigne à la fois une ville et un territoire, et forme une enclave russe, isolée du reste du pays, coincée entre la Pologne et la Lituanie. Elle est littéralement née sur les empreintes d’une autre ville, Königsberg.

 

(…)

 

Dans les années 1990, comme le rapporte Markus Podehl , on découvre après des années, une ville enclavée, fermée de l’extérieur, dite laide, réputation qui la poursuit encore aujourd’hui. Pauvreté, criminalité, laideur, y sont associées.

Cette appréciation correspond aux critiques et au rejet général de l’architecture moderne de ces dernières années. Les directives de la Charte d’Athènes -définissant en 1931 l’organisation de la ville selon une séparation stricte des fonctions et un habitat standardisé en hauteur- sont depuis vivement critiquées. Des années d’usage ont montré un mal-vivre dans ces structures marquées par la dégradation, l’insalubrité, la criminalité. Elles sont de plus, depuis la chute du Rideau de Fer, les symboles d’une politique qui a échoué et du rejet d’une dictature.

 

« Que viens-tu faire dans cet enfer ? » Danil

« Kaliningrad est laide, il n’y a rien, que des barres » Ingo, après un voyage à Kaliningrad avec sa famille, partis à la découverte de ses racines

« Pourquoi vous photographiez ? Pour aller dire que la Russie va mal ? » un habitant, propriétaire d’une maison en construction sur un chantier abandonné.

« Je suis désolée que la réalité soit si laide » Zina

 

Entre la nostalgie d’un passé qui n’a pas été vécu, et d’un autre –soviétique- qui a été idéalisé et déçu, les notions d’histoire et de perception de la ville se déplacent dans un espace flottant, dérivent vers celles d’une construction mentale. 

 

« Mais nous ressentons tous ce besoin de construire une histoire à ce sujet. » Stach Szablowski 

« Néanmoins, un observateur attentif qui sait lire la ville en tant que texte, serait en mesure de déchiffrer les fragments rares, et dans la plupart des cas oubliés du plan original, et de créer une histoire virtuelle pour la Kaliningrad soviétique. » Bert Hoppe  

 

Construire une histoire, lire la ville comme un texte, reconstruire un passé perdu qui n’existe pas, tendre à le faire revivre : est-ce se créer une fausse réalité ou une réelle fiction ?

 

(…)

 

L’adoption d’un style d’architecture devant faire fonction de symbole semble n’être que subterfuge, et la reconstruction d’un bâtiment entièrement détruit, basée sur une représentation idéalisée, n’aurait qu’un rapport fictif avec la réalité. Ce processus pose ainsi la question de l’authenticité. Il questionne les risques de la muséification qui produirait un lieu d’artifice étranger, n’attirant que des personnes de passage ou des touristes, et ne partageant que peu ou pas les valeurs censées être véhiculées.

L’Histoire du château de Berlin rappelle celle de Kaliningrad. Le château, détruit après la guerre, a été rasé pour la construction du Palais de la République, démantelé après la Réunification. Sa reconstruction n’a été qu’une suite de controverses. La façade est reproduite sans que le plan intérieur n’ait de rapport avec l’ancien château berlinois. Surplombé d’une croix, il est censé accueillir entre autres un musée ethnologique. Chaque étape provoque de vifs débats sur l’esthétique et la fonctionnalité, et sur la notion du lien au lieu et de son rapport à la mémoire. 

La réédification du centre ancien à Kaliningrad, un mélange d’architectures et du château de Königsberg, suivra-t-elle la même voie ? (…)

Quelle que soit la mémoire véhiculée, Königsberg, peinture idyllique ou ville ennemie fantôme, appartient à la mémoire des cultures russes et allemandes.

La reconstruction à l’identique n’est qu’un déni des deux histoires, par oubli et effacement de l’histoire soviétique, et par artifice et tromperie envers celle de l’Allemagne. Ce besoin de pittoresque témoigne toutefois de la survivance d’une douleur profonde et d’une volonté de réconciliation des histoires, d’un besoin de réparation.

 

 

 

Extraits du livre „Les Utopies Rouges – Vol. II, La Réconciliation des Espaces“, photographies de Karol Palka et Claire Laude, Texte de Claire Laude – Editions Essarter, 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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